Fin de vie : « L’ambiguïté sémantique est au cœur de ce projet de loi »
Du site de Famille chrétienne le 11 mars 2024
Pour l’archevêque de Tours, Mgr Vincent Jordy, chargé du suivi de la fin de vie pour l’épiscopat, le projet de loi d’Emmanuel Macron esquive sciemment les termes d’euthanasie et de suicide assisté. Il craint que cette légalisation ne blesse toute la société et particulièrement le rapport intergénérationnel en France.
L’archevêque de Tours, Mgr Vincent Jordy, critique l’utilisation, par le président de la République, du terme « fraternité » pour définir son projet de loi sur la fin de vie. « Nous ne devons pas avoir la même définition du mot », estime-t-il.
Emmanuel Macron définit son futur texte sur « l’aide à mourir » comme une loi de fraternité. N’est-on pas à mille lieues de la fraternité au contraire ?
Le Président de la République présente les grands axes de ce projet de loi comme une loi de Fraternité. Mais nous ne devons pas avoir la même définition du mot ; l’ambiguïté sémantique est d’ailleurs au cœur de ce projet de loi. La fraternité, c’est prendre soin de l’autre, c’est l’accompagner jusqu’au bout en particulier quand il est faible et fragile. Dans ce projet de loi, malgré l’utilisation d’une terminologie qui esquive les termes d’euthanasie et de suicide assisté, dans les faits c’est bien cela que l’on propose et c’est bien la fraternité qui risque d’être atteinte. Pensons à la formule forte de Robert Badinter qui disait : « Nul ne peut retirer la vie à autrui dans une démocratie ».
Selon le président, « il fallait aller plus loin » que la loi actuelle, jugée insuffisante. La législation française est-elle vraiment insuffisante ?
La législation actuelle n’est pas insuffisante. Nombreux sont ceux qui le disent et en particulier les soignants. Ce sont les moyens pour mettre en œuvre les dispositifs actuels qui manquent. Pensez qu’en une dizaine d’années il n’y aura pas eu moins de quatre textes sur les soins palliatifs et que ceux-ci ne sont accessibles aujourd’hui qu’à 50%, seulement, des Français qui le souhaitent. Près d’un quart des départements français n’ont pas de soins palliatifs sur leur territoire. On veut avec ce dispositif nouveau permettre aux français de choisir leur fin de vie. Mais ils ne peuvent justement pas le faire parce que la loi, aujourd’hui, n’est pas applicable en raison des carences de l’État.
Consentement éclairé, décision collégiale, droit de rétractation… Le président insiste sur les nombreuses conditions d’accès « strictes » à cette « aide à mourir ». Ces garde-fous seront-ils suffisants pour éviter des dérives ?
Ces garde-fous sont des promesses qui n’engagent que ceux qui y croient. D’une part, le projet de loi devra passer par le parlement qui fait la loi. On sait combien les intentions idéologiques, politiciennes, peuvent alors interférer et élargir l’accès à ces nouveaux dispositifs. D’autre part, en matière d’éthique, voilà 50 ans qu’on ne parle que de « ligne jaune », « rouge », de « limites à ne pas franchir » qui sont sans cesse franchies allègrement. Il suffit que des lobbies continuent d’œuvrer, en général sous le masque du progrès, pour que les limites n’en soient plus. Or nous savons bien que la notion de progrès est ambiguë et que le progrès technique n’est pas nécessairement un progrès éthique et moral.
L’exemple le plus clair vient du nord de l’Europe où, après que de tels dispositifs pour les personnes majeurs aient été votés, l’euthanasie est désormais possible pour les mineurs. On sait aussi, par exemple en Belgique, que les commissions de contrôle mises en place sont contestées jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme pour leur absence de rigueur.
Le projet de loi utilise l’expression d’« aide à mourir », plus « simple et humain » (sic) selon le président. On joue avec les mots par peur d’assumer la réalité du geste proposé ?
L’expression « aide à mourir » est le voile pudique de ce que l’on souhaite mettre en œuvre, l’euthanasie et le suicide assisté. Comme le soulignent de nombreuses associations de soignants depuis dimanche – le jour de la présentation du projet par le Président de la République – ce texte fait entrer dans une « confusion lexicale » qui cache une confusion sur le sens du soin. Ce n’est pas la même chose de laisser mourir et d’accompagner une personne et faire mourir une personne. Ce qui est gênant, ici, c’est que l’on propose un dispositif que, finalement, on ne veut pas assumer en jouant sur l’originalité, sur un « chemin » que l’on dit « différent ». Mais cette confusion ne trompe pas les soignants.
Quels risques pour la solidarité nationale cette future loi fait-elle courir ?
Le risque est celui de blesser les rapports dans une société où ils sont déjà devenus très fragiles et conflictuels. On risque de blesser le rapport intergénérationnel. François Mitterrand l’avait souligné dans un échange avec Marie de Hennezel : « Le jour où une loi donnera à un médecin le droit d’abréger la vie, nous entrerons dans une forme de barbarie… on fera pression sur des personnes âgées pour qu’elles aient l’élégance de demander la mort pour ne pas peser ». Le Président de la République s’inquiétait il y a quelques mois d’une « décivilisation ». Il me semble que ce type de projet ne va pas arranger l’état du pays en risquant aussi dans un mode consumériste de jouer sur l’argument financier. On voit cette dérive au Canada. En France, des mutuelles militent déjà pour promouvoir cette législation. Cela laisse songeur.
Emmanuel Macron compte intégrer les soins palliatifs, désormais appelés soins d’accompagnement, dans le même texte que l’« aide à mourir ». Cette cohabitation est-elle dangereuse ? Pourquoi ?
La cohabitation est problématique car partout où l’on a mis les deux dispositifs en « concurrence », c’est malheureusement la solution « technique », euthanasie ou suicide assisté, qui l’a emporté. Mais la véritable difficulté c’est la confusion que l’on instaure entre ce qui est geste de soin, un geste qui soutient et accompagne la vie, et un geste qui, quelles que soient les nuances que l’on souhaite y mettre, conduit à la mort.
Ce qu’il faudrait, c’est mettre vraiment en œuvre ce que la loi demande en ce qui concerne les soins palliatifs. Or, comme je l’ai souligné, malgré plusieurs lois en quelques années, le compte n’y est pas. Plus encore, dans l’interview accordé par Emmanuel Macron, les soins palliatifs sont évoqués à la fin de l’article et dans un communiqué des associations de soignants ont déjà dit leur désarroi.
Que peut-on faire pour s’opposer cette future législation, pour privilégier une « aide à vivre » et non une « aide à mourir » ?
Pour privilégier une « aide à vivre », nous pouvons d’abord porter cette cause dans notre prière afin que ceux qui auront la charge de voter la loi soient vraiment libres et éclairés. Je pense qu’il serait aussi très important que les fidèles s’adressent à leurs députés et à leurs sénateurs pour leur dire leur désaccord et en argumentant. Enfin, il est important de continuer à porter les personnes vulnérables et fragiles en étant disponible pour les services d’aumôneries, les visites à domicile des personnes seules et malades. C’est bien ce que le Christ nous invite à vivre (Mt 25, 31-46) pour que la fraternité ne soit pas qu’une idée.