Fin de vie : « Le projet de loi menace la liberté de conscience des pharmaciens »
Dans un texte collectif, une soixantaine de pharmaciens et de juristes alertent sur une injustice du projet de loi «fin de vie», examiné depuis ce lundi à l’Assemblée nationale. Ce texte revient selon eux à priver explicitement les pharmaciens du droit à l’objection de conscience.
Le projet de loi sur «l’accompagnement des malades et de la fin de vie» prévoit l’instauration d’une «aide à mourir» pour les patients qui en ont exprimé la demande. La définition juridique de ce dispositif inclut à la fois l’euthanasie et le suicide assisté, par l’administration d’une substance létale. Ces pratiques font face à l’opposition de nombreux soignants, car ceux-ci seraient les premiers concernés par la mise en œuvre de la loi.
En effet, c’est un médecin qui se prononcerait sur la demande d’ « aide à mourir » d’un patient, et un médecin ou un infirmier qui « accompagnerait » l’administration de la substance létale. Entre la prise de décision et sa mise en œuvre, des pharmaciens interviendraient également, d’une part en réalisant la « préparation magistrale létale » destinée au patient, et d’autre part en délivrant cette substance en officine ou au sein d’un établissement de santé.
Actuellement, un pharmacien qui préparerait ou délivrerait une substance létale en vue de son ingestion par une personne serait poursuivi pour complicité d’empoisonnement. Il encourrait trente ans de réclusion criminelle.
Pour rassurer, le gouvernement a prévu une clause de conscience «pour les professionnels de santé qui ne souhaiteraient pas participer à la procédure d’aide à mourir». Cependant, le projet de loi exclut explicitement les pharmaciens de cette disposition. Dans l’exposé des motifs, le gouvernement n’apporte aucune justification à ce choix. Il indique simplement : «Seuls les pharmaciens ne peuvent bénéficier d’une telle clause». Autrement dit, les pharmaciens seront tenus de préparer et de délivrer des produits qui visent à provoquer la mort, sous peine de poursuites disciplinaires.
Actuellement, un pharmacien qui préparerait ou délivrerait une substance létale en vue de son ingestion par une personne serait poursuivi pour complicité d’empoisonnement. Il encourrait trente ans de réclusion criminelle. Le fait que la personne soit consentante ou non à son empoisonnement ne change pas la lourdeur de la peine. Par le projet de loi «fin de vie», le gouvernement entend rendre obligatoires la préparation et la délivrance de substances létales par des pharmaciens. Un même acte, actuellement puni jusqu’à trente ans de prison, deviendrait ainsi une obligation pour les pharmaciens.
Il est ainsi ordonné aux pharmaciens d’inverser le sens même de la vocation qu’ils ont choisie. En plus de préparer des médicaments pour les malades, ils fabriqueront et fourniront également des poisons. Pourtant, d’après le Code de la santé publique, «le pharmacien exerce sa mission dans le respect de la vie et de la personne humaine» (article R4235-2). Cette obligation est également exprimée dans le serment de Galien, équivalent du serment d’Hippocrate pour les pharmaciens. Il est logique que certains pharmaciens voient une incompatibilité entre cette déontologie et le projet de loi sur la fin de vie.
Réaliser et délivrer la substance utilisée en vue d’une euthanasie ne constituerait pas une collaboration proche avec cette euthanasie et engageant la conscience des pharmaciens.
Dans l’avis qu’il a rendu sur le projet de loi, le Conseil d’État valide ce régime différencié en matière de liberté de conscience. Il reconnaît d’un côté que les missions confiées aux médecins et infirmiers «peuvent heurter leurs convictions personnelles dans des conditions de nature à porter atteinte à leur liberté de conscience». D’un autre côté, s’agissant des pharmaciens, le Conseil d’État estime à l’inverse que «les missions de réalisation de la préparation magistrale létale et de délivrance de la substance létale […] ne concourent pas de manière suffisamment directe à l’aide à mourir pour risquer de porter atteinte à la liberté de conscience».
Autrement dit, réaliser et délivrer la substance utilisée en vue d’une euthanasie ne constituerait pas une collaboration proche avec cette euthanasie et engageant la conscience des pharmaciens. Cet argument n’est intellectuellement pas convaincant. En effet, la substance létale étant indispensable à l’euthanasie, le pharmacien qui la fournit n’est pas moins engagé moralement que le praticien qui la prescrit ou l’administre. Si le pharmacien concerné s’oppose à l’euthanasie, ce qui lui est ordonné heurte ses convictions personnelles de plein fouet. Son droit à l’objection de conscience devrait donc être reconnu et garanti, au même titre que les autres professionnels de santé concernés.
Le régime juridique applicable au crime d’empoisonnement est éclairant pour attester de la responsabilité morale incombant aux pharmaciens dans ce projet de loi. Comme il a été dit plus haut, une personne qui fournit une substance létale en vue d’un empoisonnement est poursuivie pour complicité d’empoisonnement. Elle encourt la même peine que la personne qui administre la substance, c’est-à-dire trente ans de réclusion criminelle. Le Code pénal condamne donc tout autant celui qui fournit la substance que celui qui l’administre. Fournir une substance en vue d’un empoisonnement est ainsi juridiquement traité comme une collaboration étroite et directe à cet empoisonnement.
Pour bien saisir la responsabilité incombant au pharmacien, il est aussi utile de se pencher sur le traitement juridique des erreurs sur les ordonnances médicales. En principe, le médecin prescripteur et le pharmacien sont jugés solidairement responsables des préjudices subis par le patient. Par exemple, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence a considéré en 2017 qu’un pharmacien aurait dû déceler le surdosage de médicament prescrit par le médecin, plutôt que d’exécuter l’ordonnance. Le pharmacien a été jugé comme co-responsable, à égalité avec le médecin prescripteur, de l’accident thérapeutique subi par la patiente.
Le pharmacien est reconnu comme un professionnel du médicament, après au moins six années d’études supérieures. Il n’est pas un simple commerçant. En outre, il a une conscience, au même titre que les autres professionnels de santé. En 2015, 85 % des pharmaciens consultés par leur Ordre avaient voté en faveur de la garantie d’une clause de conscience selon laquelle « le pharmacien peut refuser d’effectuer un acte pharmaceutique susceptible d’attenter à la vie humaine ». Ils n’ont pas été entendus et sont aujourd’hui une nouvelle fois traités comme de simples exécutants.
En Belgique et aux Pays-Bas, où l’euthanasie est autorisée depuis plus de vingt ans, les pharmaciens n’ont jamais eu l’obligation d’y prendre part. Il en va de même au Luxembourg pour l’euthanasie et le suicide assisté ainsi qu’au Canada pour l’«aide médicale à mourir». Aux États-Unis, les pharmaciens préparant les substances létales sont tous volontaires, que ce soit dans le cadre de la peine capitale ou du suicide assisté. L’Espagne, qui a légalisé l’euthanasie en 2021, respecte également la liberté de conscience des pharmaciens. En obligeant les pharmaciens à participer activement à l’«aide à mourir», la France ferait figure d’exception.
Les signataires :
Nicolas Bauer, juriste, chercheur associé au European Centre for Law and Justice (ECLJ), initiateur de la tribune
Professeurs en sciences pharmaceutiques cosignataires :
Bettina Couderc, Professeur de biologie moléculaire et biotechnologies
Florence Taboulet, Professeur de droit pharmaceutique et économie de la santé
Docteurs en pharmacie cosignataires :
Béatrice Alban
Marie Astrié
Estelle Bailbe
Mathieu Beauté
Clotilde Billard
Agnès Certain
Claire Chassang
Myriam Durand
Benoît Échalier
Béatrice d’Espinay
Claire d’Hautefeuille
Hélène Heck
Mathilde Lamy
Marie-Christine Le Rouge
Claire-Cécile Mans
Flore Martel
Bruno Pichon
Françoise Lopvet
Agnès Recoussine
Alain du Rusquec
Mathilde Scherrer
Blanche Streb
Aude Tampé
Blandine Toutain
Marie-Camille Vernet
Jean-Robert Vicca
Caroline Villepelet
Hélène Vinay
Camille Yaouanc
Juristes cosignataires :
Marie-Caroline Arreto, Maître de conférences en droit public
Capucine Augustin, Avocat à la Cour
Tanguy Barthouil, Avocat
Michel Bastit, Professeur émérite de philosophie du droit
Marie-Josèphe Beraudo, Magistrat émérite, Président de chambre honoraire de cour d’appel
Françoise Besson, Avocat honoraire
Javier Borrego, Ancien juge à la Cour européenne des droits de l’homme
Stéphane Caporal-Greco, Professeur de droit public
Couëtoux du Tertre, Avocat honoraire, ancien bâtonnier
Cécile Derains, Avocat à la Cour
Cyrille Dounot, Professeur agrégé des facultés de droit
Guillaume Drago, Professeur agrégé des facultés de droit
Guy de Foresta, Avocat
Isabelle Geerssen, Magistrat honoraire
Guy Grosse, Notaire honoraire
Joël Hautebert, Professeur agrégé des facultés de droit
Blandine Hervouët, Maître de conférences en histoire du droit
Benoît de Lapasse, Avocat à la Cour
Anne-Marie Le Pourhiet, Professeur émérite de droit public
Loïc Lerate, Avocat
Béatrice Libori, Maître de conférences en droit public
Delphine Loiseau, Avocat à la Cour
Anne Morineaux de Martel, Avocat honoraire
Santiago Muzio de Place, Avocat
Benoît Nicolardot, Avocat
Jean Paillot, Avocat
Philippe Pichot Bravard, Maître de conférences HDR en histoire du droit
Philippe Poirier, Habilité à diriger des recherches en droit public, professeur de science politique
Philippe Prigent, Avocat à la Cour
Grégor Puppinck, Docteur en droit et Directeur de l’ECLJ, auteur de l’ouvrage Objection de conscience et droits de l’homme (Téqui, 2020)
Gerbert Rambaud, Avocat honoraire
Jérôme Triomphe, Avocat
Jean-Baptiste de Varax, Avocat
Geoffroy de Vries, Avocat à la Cour
Article paru le 13 mai 2024 dans Le Figaro