Mgr Matthieu Rougé et Raphaël Enthoven: «La vie est-elle sacrée?»
Dans un entretien fleuve, paru dans le Figaro du 24 mars 2023, Mgr Rougé et le philosophe Raphaël Enthoven débattent sur les dimensions religieuses du débat sur la fin de vie.
GRAND ENTRETIEN – Le philosophe Raphaël Enthoven voit avant tout dans la question de la fin de vie un enjeu de laïcité et estime que l’opposition à l’euthanasie est dictée par un réflexe chrétien. Mgr Matthieu Rougé, évêque de Nanterre et spécialiste de théologie politique, pense, au contraire, que le point de vue des croyants peut être utile dans un débat qui, par ailleurs, dépasse les appartenances religieuses.
LE FIGARO. – Raphaël Enthoven, vous avez cosigné une tribune dans laquelle vous affirmez que des religieux se prévalent de leurs croyances pour empêcher le débat sur la fin de vie, interdisent les échanges à coups d’anathèmes, et menacent les institutions. Visiez-vous en particulier les catholiques? L’Eglise n’a-t-elle pas toute sa place dans le débat public?
Raphaël ENTHOVEN. – Au contraire! Mais il y a une différence entre les gens qui participent au débat, apportent leurs connaissances, partagent le fruit de leurs croyances, et ceux qui maudissent leurs adversaires et érigent des «lignes rouges» à l’intention de la société tout entière. Le problème, c’est le fait que certains représentants de l’Eglise, nostalgiques d’une ancienne puissance, s’autorisent à fixer les limites du débat et à nous dire ce que sont le bien et le mal, ou le vrai et le faux.
C’est contre cette tentation-là que nous écrivions. Nous avons été indignés par les déclarations de Michel Aupetit (qui écrit que c’est «au prétexte d’une fausse compassion» que des médecins pratiquent l’euthanasie ou l’avortement). Et nous avions un profond désaccord avec Erwan Le Morhedec sur la question de la liberté, qui est le vrai cœur du débat. Dans LeFigaroVox, notre adversaire écrivait que l’on ne peut pas librement désirer mourir, et que lorsqu’une personne fait ce choix, c’est que nous avons échoué à la convaincre de la possibilité d’une autre voie.
Or, dénier le caractère de liberté à cette décision, c’est se donner les moyens de ne pas en faire un droit. Et c’est jouer sur les mots: le fait d’être contraint par les circonstances n’empêche pas d’exercer sa liberté à l’instant où l’on décide de soi-même. Cela posé, je n’ai, par définition, aucun problème avec la place des catholiques dans le débat public.
Matthieu ROUGÉ. – Je suis tout à fait d’accord avec le fait que les débats, notamment les plus importants, doivent être menés dans un climat de respect et de sérénité. Cependant, ce qui m’a choqué dans votre tribune, c’est l’affirmation que légiférer en faveur de l’euthanasie constituerait un acte de laïcité libératrice, un dépassement salutaire de l’imprégnation religieuse maléfique de notre société! J’y ai vu le prolongement de ce qu’a pu écrire Vincent Peillon dans La Révolution française n’est pas terminée: «La Révolution a échoué parce qu’elle n’a pas réussi à éradiquer le catholicisme, religion intrinsèquement incompatible avec la liberté.»
On voit aujourd’hui beaucoup de soignants, agnostiques ou athées, qui s’opposent fermement à l’euthanasie, au nom de la cohérence éthique de leur mission de soignants. Le refus de l’euthanasie ne relève pas nécessairement ni d’abord d’une appartenance religieuse. D’autre part, en tant que chrétien, je pense que mon rapport à la vie ne vient pas interrompre le débat, mais permet au contraire de le relancer, de poser de bonnes questions: accompagne-t-on, aujourd’hui, suffisamment bien les personnes en fin de vie, les personnes atteintes de maladies chroniques graves ou de handicaps très lourds?
Je ne connais pas un seul adversaire de l’euthanasie qui ne soit chrétien. Est-ce un hasard ? Au principe du refus de l’euthanasie on trouve une sacralisation de la vie, aux dépens de la libertéRaphaël Enthoven
Raphaël ENTHOVEN. – Je ne connais pas un seul adversaire de l’euthanasie qui ne soit chrétien. Est-ce un hasard? Au principe du refus de l’euthanasie (comme de l’IVG), on trouve une sacralisation de la vie, aux dépens de la liberté. Le refus d’inscrire l’aide active à mourir dans la loi relève, à mon sens, de cette absolutisation tout à fait obsolète en république. Bien sûr qu’il y a une part d’imprégnation religieuse dans cette question! L’enjeu n’est pas d’extirper le fait religieux de la société, mais de l’empêcher de faire la loi. Or, quand on hésite à accorder la liberté fondamentale de mourir comme on le souhaite, j’ai l’impression que Dieu se prend encore pour un législateur. Ça Lui passera.
Sur la question de l’accompagnement et des soins palliatifs, vous avez raison, c’est un sujet capital. Aucune politique de santé ne peut, aujourd’hui, se penser sans un investissement massif dans ce domaine. Il y a tant de maladies dont on ne guérit pas qu’il faut savoir substituer l’idée de soigner à l’ambition de guérir. Cela dit, l’argument selon lequel seule une défaillance des soins palliatifs est à l’origine du souhait de mourir est irrecevable: ce n’est pas toujours l’absence de soin, ou de bienveillance, qui porte à vouloir hâter le jour de sa mort. On ne soigne pas toujours le désespoir d’être enfermé dans son corps ou de sentir que la tête s’en va.
Matthieu ROUGÉ. – Il me semble difficile d’affirmer le caractère exclusivement chrétien du refus de l’euthanasie, quand on se met à l’écoute du Grand Rabbin de France, Haïm Korsia! Celui-ci a eu des mots très forts sur la rupture anthropologique majeure que constituerait une législation favorable à l’aide active à mourir. Tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, sont dépositaires de la tradition biblique partagent en effet l’idée de la personne humaine créée à l’image de Dieu, de la dignité inaliénable de tout être humain.
Cette idée est entrée de manière fondatrice dans le patrimoine culturel occidental, en se sécularisant et s’universalisant au fil des siècles. Elle conditionne en bonne partie le modèle social auquel notre société demeure si attachée. C’est en réalité ce modèle culturel et social qui serait atteint par la légalisation de l’aide active à mourir. Beaucoup, bien au-delà des croyants, le perçoivent profondément: je pense en particulier aux nombreux soignants qui prennent la parole sur ce sujet, par les sociétés savantes ou les associations de médecins, d’infirmiers et d’infirmières, ou d’aides-soignants, sans être pour autant croyants.
Raphaël ENTHOVEN. – Le cas de Houellebecq est passionnant. L’ontologie de Houellebecq, la neutralisation de la matière qu’il met en œuvre dans Les Particules élémentaires, est en contradiction frontale avec les conclusions qu’il en tire. La morale de Houellebecq est aux antipodes de son ontologie. Houellebecq est un nihiliste aux yeux de qui la matière est axiologiquement neutre, et, en même temps, il reprend à son compte une échelle de valeurs dont l’origine repose sur le sentiment que le monde a un sens et que les êtres ont un destin. Comme si l’obsession de l’immortalité finissait par trouver du charme, et une sorte de cousinage, à la promesse religieuse d’une vie éternelle. Résultat: alors qu’il ne croit en rien (sinon à l’extinction prochaine de l’humanité au profit d’une espèce moins mortelle), le fait de donner la mort relève, pour lui, d’une incurable décadence.
Matthieu ROUGÉ. – Je lis Michel Houellebecq moins comme un moraliste ou un métaphysicien que comme un romancier qui décrit par le récit, de manière étonnamment suggestive et profonde, le mystère de notre époque et de la vie humaine, dans leurs élans et leurs blessures. On peut discerner, de temps à autre, une ouverture au Christ au détour de textes aux tonalités si composites: je pense, par exemple, à l’un des derniers paragraphes de Sérotonine.
J’ai trouvé saisissantes les pages sur l’euthanasie du père du narrateur dans La carte et le territoire: dans une «clinique» euthanasique de Zurich, règne un climat glacial, une espèce de froideur abstraite, qui dégage un parfum et une logique de mort assez terrifiants. Pour couronner le tout, les militants écologistes de Zurich protestent contre cette clinique, non parce qu’ils s’opposeraient à l’euthanasie, au contraire même, mais parce qu’elle déverse des cendres humaines dans le lac de Neufchâtel au point de faire disparaître certaines espèces de poissons… Il pointe ainsi la contradiction de notre époque, tiraillée entre un souci écologique plus que nécessaire, bien que parfois outrancier, et un rapport à la vie humaine de plus en plus violent. Comme si la seule vie que l’on n’était pas tenu de respecter était la vie humaine. Houellebecq, comme romancier de l’absurde et de la recherche désespérée de sens, exprime donc quelque chose d’essentiel.
Il est intéressant d’évoquer aussi son dernier roman: Anéantir. On y voit toute une famille se rassembler pour accompagner un homme âgé gravement fragilisé. Peu à peu, des relations brisées se retissent, des ruptures et des incompréhensions familiales se résorbent. S’il est aujourd’hui nécessaire de promouvoir des fins de vie aussi sereines que possible parce qu’accompagnées de manière adéquate, ce n’est donc pas uniquement par respect pour les mourants eux-mêmes mais aussi pour l’ensemble de la société. Nous avons tous à assumer plus pleinement, plus fraternellement, la richesse de la vie, de la naissance jusqu’à la mort, dans ses forces et ses fragilités. Michel Houellebecq aborde également, à la fin d’Anéantir, la question de l’acharnement thérapeutique, de «l’obstination déraisonnable», qui ne me semble pas assez interrogée dans le débat contemporain.
Raphaël ENTHOVEN. – Vous invoquez la notion de dignité, j’aimerais citer le Petit traité de dignité, d’Eric Fiat, dont l’un des mérites est de montrer que le concept de dignité peut être invoqué par quelqu’un qui souhaite mettre fin à ses jours, comme par quelqu’un qui refuse de le faire. C’est un mot qui a le sens qu’on décide de lui donner et qui revêt pourtant une valeur absolue aux oreilles de celui qui l’emploie.
Vous citez Haïm Korsia et parlez de «rupture anthropologique.» pourtant au Benelux, où l’euthanasie est légalisée et encadrée, je n’ai pas l’impression qu’on ait changé de monde, je n’ai pas vu de charniers de personnes âgés, je n’ai pas vu la société de «Soleil vert» advenir {la dystopie de Richard Fleischer qui décrit des vieillards convaincus de mourir et transformés en gelée verte}. Je vois seulement un univers libéral, démocrate, qui fonctionne comme il peut.
Matthieu ROUGÉ. – La rupture anthropologique peut être latente sans manifester immédiatement tous ses effets. Il serait hasardeux d’affirmer que nos sociétés occidentales se portent bien! Des transgressions éthiques successives n’y sont sans doute pas pour rien. En annexe au récent avis du Comité national consultatif d’éthique (CCNE), il y a des données chiffrées éloquentes sur l’évolution de la fin de vie au Canada, en Suisse, en Belgique, aux Pays-Bas. Il est impressionnant de constater le rythme de la croissance du nombre d’euthanasies dès que l’aide active à mourir a été, d’une manière ou d’une autre, légalisée. D’autres enquêtes semblent montrer que les soins palliatifs y sont progressivement négligés.
La notion de dignité peut être, comme vous le dites, ambivalente. Voilà pourquoi il est important que le débat en cours permette de mettre au jour les ressorts effectifs de ce que ce mot exprime. Le risque est fort de tomber dans une approche purement nominaliste et de vouloir changer le sens des mots pour masquer les réalités. C’est d’ailleurs la question que l’on peut poser à la commission confiée à Éric Orsenna, chargée semble-t-il de transformer et d’adoucir le vocabulaire qui entoure la mort. On ne peut pas transformer les situations en transformant les mots. Certains euphémismes peuvent devenir des mensonges maléfiques. Pensons à ce qu’écrit George Orwell dans 1984 à propos de la «novlangue», travestissement du réel qui en finit à justifier une dérive tyrannique. Les mots doivent donc être travaillés et précisés.
Raphaël ENTHOVEN. – Absolument, et lorsqu’une personne en fin de vie, atteinte d’une maladie dégénérative, se décomposant sur place, offrant à ses enfants un spectacle atroce, demande à mourir au nom de sa «dignité», elle ne détourne pas le sens du mot. Vous pouvez ne pas partager la conception qu’elle a de la «dignité», mais elle est, à cet instant, viscérale et incontestable. Et l’argument du nombre de cas d’euthanasies n’en est pas un. Toute liberté comporte en elle le risque d’un mauvais usage. La liberté d’avorter a produit des comportements irresponsables, la liberté de conduire a produit des accidents de voiture, la liberté de fumer produit des cancers… Le mauvais usage d’une liberté n’est jamais un argument recevable contre l’attribution de cette liberté. Autoriser n’est pas promouvoir.
Orwell, enfin. Orwell décrit un monde où la vie n’a pas de valeur. En ce qui me concerne, la vie n’est pas sacrée, c’est la liberté qui l’est. Et c’est le cœur de notre débat. Dans le choix entre la liberté et la vie, choisir la vie me paraît mortifère.
Il me semble difficile d’affirmer le caractère exclusivement chrétien du refus de l’euthanasie, quand on se met à l’écoute du Grand Rabbin de France, Haïm Korsia !Matthieu Rougé
Matthieu ROUGÉ. – Je respecte tout ce que peut dire et vouloir une personne en fin de vie. Mais mon premier souci est de me demander ce que je peux faire, moi, pour venir en aide à cette personne et répondre à ses besoins d’accompagnement. Il y a un impératif, pour la société, à prendre soin des personnes en grande fragilité. De plus, comme l’ont dit certains membres du CCNE, une légalisation de l’euthanasie pourrait être perçue par les personnes âgées, malades et handicapées, comme une injonction à ne plus peser sur la société en renonçant à vivre.
Raphaël ENTHOVEN. – Qu’il y ait des gens qui, après avoir envisagé de mourir, changent d’avis parce que la qualité des soins les persuade que la vie malade est encore une vie, c’est un exploit auquel on assiste parfois quand on accompagne soi-même un proche. Mais c’est un exploit qui trouve aussi ses limites. Que fait-on lorsque l’excellence des soins n’arrive pas à estomper l’envie de mourir? Une telle demande ne s’éteindra jamais complètement. Que fait-on de ceux qui la formulent? Quant à l’injonction «à ne pas peser» (et à mourir plus vite afin que l’héritage parvienne), elle est vieille comme la mort elle-même. Le fait que la nature humaine soit misérable ne doit pas lui interdire d’être libre.
Matthieu ROUGÉ. – La loi d’une démocratie qui articule la liberté et la solidarité a précisément pour rôle d’empêcher que cela se fasse, et non de l’encourager.
Il est important de creuser la question du caractère sacré de la vie, qui est au cœur du débat sur l’euthanasie. L’interdit de la mort n’est-il pas un préalable pour garantir une société en paix?
Raphaël ENTHOVEN. – Mais de nouveau, autoriser n’est pas promouvoir! Et, à ma connaissance, l’interdit de la mort produit des avortements sauvages et des suicides non-assistés.
Matthieu ROUGÉ. – Êtes-vous partisan de la peine de mort?
Raphaël ENTHOVEN. – Non. Je m’oppose à la peine de mort car elle se présente, par définition, comme irréversible, or le juge n’est pas Dieu. Le simple fait qu’il y ait aux États-Unis ¼ d’erreurs judiciaires montre que c’est une mesure intenable. On ne fait pas appel après l’exécution de la sentence. Voltaire disait “Mieux vaut hasarder de libérer un coupable, que d’enfermer un innocent”. Or, la peine de mort relève de la logique inverse. Je suis hostile à la peine de mort parce que je suis camusien et que j’aime la vie. Non parce qu’elle serait sacrée.
Matthieu ROUGÉ. – Pour justifier votre position sur la peine de mort, vous semblez obligé de faire référence à Dieu, en disant “Le juge n’est pas Dieu”. Vous prenez presque un détour religieux pour accréditer votre position…
Raphaël ENTHOVEN. – Oui, la peine de mort est une sentence que le juge n’est pas en mesure de formuler ; il se prend pour Dieu quand il le fait. Mais venons-en aux contradictions de la sacralisation de la vie. Par exemple, si toute vie est également sacrée, la perte d’un embryon doit être un drame comparable à celle d’un enfant. Est-ce le cas? Une fausse couche est-elle une catastrophe comparable à la perte d’un enfant? Dans le film «Amour» de Michael Haneke, on suit l’histoire d’un couple d’octogénaires dont la femme tombe gravement malade. Le mari, ne supportant plus de voir son épouse décliner lentement, ne supportant plus de la voire souffrir à ce point, l’étouffe avec un oreiller. C’est l’amour de sa vie, il l’aime plus que tout au monde, et, pour cette raison, il la tue. Dira-t-on de cet homme que c’est un criminel, un assassin, un impie qui bafoue la sacralité de la vie?
Matthieu ROUGÉ. – Il convient de distinguer le caractère ontologique de l’existence humaine, et sa phénoménologie, à savoir l’expérience humaine propre à chacun. Le cas que vous décrivez, entre l’époux et sa femme, est un cas très particulier, à partir duquel on ne peut pas construire l’intégralité d’un discernement éthique. Ce discernement doit d’abord aboutir à des attitudes les plus justes possibles dans l’existence humaine en général. Les cas limites doivent, certes, être pris en compte, mais certainement pas être considérés comme les fondements premier de la réflexion morale.
Raphaël ENTHOVEN. – Concrètement, jugez-vous le mari? L’homme dont a été inspiré le film affirme, dans son témoignage, qu’il était nécessaire de le faire et qu’il était en accord avec sa femme quand il est passé à l’acte. Doit-on le condamner?
Matthieu ROUGÉ. – Il faut se demander quelles sont les circonstances qui l’ont poussé à un tel acte, qu’il regrettera peut-être toute sa vie. Pourquoi n’a-t-on pas pu aider cet homme à accompagner sereinement sa femme jusqu’à la fin de sa vie?
Raphaël ENTHOVEN. – Parce qu’il y a certaines maladies qu’aucun soin, ni aucune attention, ne dissolvent. Quand vous êtes atteint du «locked-in syndrom» ou de la maladie de Charcot, quand votre corps s’affale sur vous-même et vous enferme, vous avez beau être entouré d’amour, d’amis, d’infirmiers et de médecins merveilleux, vous aurez quand même, peut-être, le désir de hâter le jour de votre mort. Comment s’opposer à cela? Pourquoi ne pas choisir la liberté? Je comprends qu’on ne veuille pas donner la mort à quelqu’un. Vive l’objection de conscience. Moi-même, je ne suis pas certain d’y parvenir. Mais pourquoi Diable ne pas laisser à ceux qui veulent mourir la possibilité de le faire?
Matthieu ROUGÉ. – Pourquoi ne pourriez-vous pas le faire vous-même?
Raphaël ENTHOVEN. – Parce que personne n’a envie de donner la mort à l’ami qui vous le demande. Mais s’il fallait le faire, j’imagine que je le ferais.
En terme d’histoire des idées, c’est tardivement que la vie a été sacralisée. Longtemps avant que les Chrétiens ne se prissent pour les premiers, les Grecs avaient développé l’idée selon laquelle ce n’est pas la vie qui est sacrée, mais l’existence, et l’on peut donc mettre un terme à sa vie quand elle cesse d’être bonne. On trouve cette idée chez Platon, mais plus encore chez les stoïciens, comme Sénèque ou Caton… C’est une vieille idée. En matière d’euthanasie, la liberté précède l’interdit.
Matthieu ROUGÉ. – Dans l’euthanasie comme dans le suicide assisté, la liberté est exercée par un tiers, et non par celui qui demande la mort.
Raphaël ENTHOVEN. – Vous savez bien qu’il y a tout un protocole pour s’assurer que la décision a bien été prise, en conscience, par celui à qui l’on donne la mort.
Matthieu ROUGÉ. – Comment s’assurer de la validité de ce protocole? Les expériences étrangères montrent que les «encadrements éthiques» soi-disant très stricts cèdent bien vite face à une sorte d’injonction à ne pas peser sur la société. Comme le dit le rapport du CCNE, si les soins palliatifs étaient déployés, comme le prévoit la loi, à la mesure des besoins de notre pays, la situation serait tout à fait différente. C’est avant tout par ce manque que la liberté des patients est compromise.
Raphaël ENTHOVEN. – Mais encore une fois, même si l’État en prenait conscience, même si l’on établissait le meilleur système de soins palliatifs possible, que fait-on de ceux qui restent? Que fait-on de ceux qui souhaitent toujours mourir, malgré tous les soins de la Terre. Pourquoi s’opposer à cette liberté?
Matthieu ROUGÉ. – Permettre une telle atteinte à la vie humaine risque de fragiliser voire de briser ce qui nous permet de vivre ensemble. Par ailleurs, je suis frappé de voir à quel point l’expérience humaine, l’expérience quotidienne, bien qu’elle puisse prendre à un moment la forme d’un désir de mort, reste avant tout marquée par le désir de vivre, qui est plus le plus fort. Le respect de la vie triomphe au fond du cœur humain.
Il y a quelques années, je préparais les obsèques d’une dame qui avait vécu une longue phase terminale de cancer. Lorsque j’ai demandé à son mari quels étaient leurs engagements communs, il m’a répondu qu’ils s’étaient investis pendant 20 ans dans le combat militant en faveur de l’euthanasie. Mais au moment où sa femme était tombée gravement malade, il avait comme spontanément mis cet engagement de côté pour l’accompagner, amoureusement, jusqu’au bout.
Raphaël ENTHOVEN. – Il y a tant de contre-exemples, tant de personnes qui s’étaient toujours opposés à l’euthanasie, et ont changé d’avis en tombant gravement malade… Qui plus est, le choix de cette dame de mourir de sa «belle mort» n’est pas en contradiction avec la permission de mourir autrement.
Matthieu ROUGÉ. – Vous utilisez l’expression de la «belle mort»: la belle mort est donc, dans votre expression spontanée celle qui n’est pas provoquée…
Raphaël ENTHOVEN. – Il faut distinguer la «belle mort» de la «bonne mort», expression que l’on emploie pour qualifier le suicide de Caton, ou de Sénèque, OKLM dans un bon bain chaud.
Matthieu ROUGÉ. – La bonne mort – l’étymologie du mot «euthanasie» est, elle aussi, pleine d’ambivalence – ne coïncide pas avec le suicide des stoïciens, c’est également un thème spirituel très important dans la tradition chrétienne. Il s’agit, pour le christianisme, de la mort à laquelle on s’est profondément préparé. Le stoïcisme est porteur de sagesse mais aussi de beaucoup de violence.
En somme, vous voulez rompre avec le modèle biblique de la dignité humaine et de l’interdit de tuer. Mais n’y a-t-il pas, dans cette volonté, une certaine forme de nihilisme, voire de barbarie? Comment peut-on garantir la préservation d’une société paisible, tout en mettant fin à l’interdit de tuer et au caractère sacré de la vie?
Raphaël ENTHOVEN. – Rassurons-nous. La mort gagne toujours. Nous naissons par hasard dans un monde qui s’en fiche et nous mourrons sans savoir pourquoi nous sommes passés par-là. La vie est une guerre perdue d’avance, mais dont nous pouvons gagner toutes les batailles. Il n’y a, dans ma vision du monde, aucune raison de baisser les bras dans le temps de vie qui nous est imparti. Mourir librement, c’est mourir vivant. C’est refuser, de son vivant, de céder à la mort un pouce de terrain.
Il est évidemment nécessaire d’améliorer le système de soins palliatifs. Mais ce que je ne comprends pas, c’est qu’on oppose soins palliatifs et aide active à mourir, alors que cette dernière, c’est le soin par excellence! Le palliatif et le létal travaillent main dans la main, car il est des situations où c’est le choix de celui qui n’en a pas d’autres.
Matthieu ROUGÉ. – Il y a une différence essentielle entre un geste palliatif et un geste létal. Beaucoup de membres du corps médical le disent vigoureusement: “Ne nous demandez pas, nous qui sommes des soignants, de poser un geste qui donne la mort.” Ce ne sont pas des gestes du même ordre: donner la mort n’est certainement pas un soin.
Il me semble aussi important de réfléchir à l’ensemble des trajectoires de soins et d’accompagnement des patients, avec parfois leur part d’acharnement thérapeutique subi. Mais, dans des situations humaines très complexes, le respect foncier de la vie de chaque personne me semble fondateur.
Raphaël ENTHOVEN. – C’est toute la différence entre vous et moi, vous respectez la vie des gens, et moi leur avis.
Matthieu ROUGÉ. – Je crois beaucoup à l’écoute de personnes, de leurs souffrances et de leurs attentes. Mais il me semble que cette écoute, pour être authentique, ne peut qu’être intérieure au respect préalable et durable de leur vie.
Mgr Rougé, votre opposition à l’euthanasie naît-elle du commandement «Tu ne tueras point?» Mettre fin à la vie d’un tiers, n’est-il jamais un acte d’humanité?
Matthieu ROUGÉ. – Mon opposition à l’euthanasie, dans le champ démocratique et pluraliste qui est le nôtre, ne découle pas immédiatement du Décalogue, même si sa force fondatrice m’habite évidemment. Mon refus de l’aide active à mourir s’inscrit en premier ressort dans le choix éthique de vivre en société, qui passe par le respect inconditionnel de toute vie humaine. Il ne s’agit donc pas d’un choix immédiatement religieux ou confessionnel mais bien d’une détermination morale rationnelle. Comme a eu l’occasion de le faire le philosophe agnostique Jürgen Habermas, en dialoguant avec celui qui allait devenir Benoît XVI, je défends le droit des croyants à prendre position dans l’espace démocratique sans être sans cesse renvoyés à leur enracinement spirituel.
Raphaël ENTHOVEN. – Paradoxalement, le Décalogue est plus présent dans mon discours, que dans le vôtre. Mais j’ai une lecture dostoïevskienne du “Tu ne tueras point”. Dostoïevski montre qu’il ne s’agit pas d’un ordre, mais d’un constat. De fait, si «Tu ne tueras point» était un commandement divin, Dieu serait l’être à qui l’on obéit le moins, car l’humain tue à longueur de journée. Quand Dieu dit “Tu ne tueras point”, il signifie, en vérité, que même si l’on tue quelqu’un, on ne le tue pas totalement, on ne met pas à mort ce qu’il incarne. Je ne crois pas à la vie après la mort, mais je crois aux forces de l’esprit. Tout ne meurt pas avec la disparition d’une personne. On peut donner la mort à une personne sans estomper la liberté ou l’élan vital dont tout en elle témoigne, jusqu’à cette dernière décision.
Matthieu ROUGÉ. – J’insiste sur le fait que le débat qui est en cause aujourd’hui ne porte pas sur une vision religieuse ou laïque de la vie. C’est un débat sur la condition humaine, la condition de la vie en société et sur la place que l’interdit de la mort y occupe.
Pour revenir au Décalogue, il est évidemment très important à mes yeux, tout comme le thème de l’homme créé à l’image de Dieu. C’est pourquoi il me semble important de mettre en lumière, à propos de la fin de vie, la convergence de l’ensemble des héritiers de la tradition biblique, les juifs et l’ensemble des chrétiens. Nous sommes dépositaires d’une sagesse millénaire humanisante. Le “Tu ne tueras point”, comme vous le dites en vous référant à Dostoïevski, est à la fois un commandement et une promesse. A travers ce mot d’ordre, cette parole de vie, Dieu nous promet que nous ne serons jamais dans l’obligation de tuer. Il nous exhorte donc à user de notre liberté pour ne pas poser un acte de mort. Dans le contexte qui nous occupe, cela signifie que nous devons être capables d’autre chose que de l’euthanasie pour les personnes en grande souffrance et fragilité.
Face aux questions nouvelles sur la fin de vie et les maladies chroniques et grâce aux nouvelles capacités de lutte contre la douleur et d’accompagnement palliatif, il est nécessaire d’inventer de nouveaux modes de respect de la vie blessée et fragilisée. C’est une question de dignité pour notre société.
Raphaël ENTHOVEN. – Il me semble que l’euthanasie est avant tout un enjeu de laïcité, comme l’était la loi Veil. Et les raisons pour laquelle ces lois-là posent problème relèvent de la persistance incongrue du fait religieux à l’intérieur de la loi. La «fixation de limites» par certains représentants de l’Eglise montre qu’en France, l’aide active à mourir serait une conquête de la laïcité, après l’abolition de la peine de mort, l’avortement et le mariage pour tous. La laïcité n’est rien d’autre que la garantie de la liberté de conscience de chacun. Nous sommes plus libres dans un monde où l’on peut hâter la fin de son supplice, que dans un monde où l’on est privé de ce droit.
Matthieu ROUGÉ. – Au contraire, nous sommes “mieux” libres dans un monde où le respect de la vie humaine est mis au cœur de la société. Je vous signale par ailleurs que l’abolition de la peine de mort n’a suscité aucune résistance de la part des chrétiens, elle a plutôt rencontré leur soutien.
Raphaël Enthoven, vous défendez l’euthanasie au nom de la liberté individuelle. Toutes les libertés doivent-elles passer avant l’intérêt général?
Raphaël ENTHOVEN. – Je ne suis pas certain que les deux soient opposables. L’intérêt général repose sur le respect, la défense et la promotion des libertés individuelles. A quoi sert la loi, sinon à nous permettre d’être aussi libres que possible, sans nuire aux autres? Pour revenir sur le terme de “barbarie” que vous avez employé, je le trouve singulièrement hors-sujet car est “barbare” (étymologiquement) celui qui ne parle pas notre langue, or la liberté faite à l’aide active à mourir permet justement de trouver un langage commun.
Matthieu ROUGÉ. – Comme vous le dites, la barbarie commence par l’imprécision voire le travestissement des termes. Chacun connaît le mot de notre ami commun Albert Camus: «mal nommer les choses contribue au malheur du monde»: l’aide active à mourir ne constitue pas un soin, la liberté ne peut pas être détachée de la solidarité et de la fraternité, la dignité humaine est inaliénable et procède d’abord du fait même de vivre.
M. Raphaël Enthoven répète, par deux fois, que « autoriser n’est pas promouvoir ». La dépénalisation de l’avortement prouve le contraire, puisque l’IVG est promue au rang de valeur suprême, que ses partisans jugent digne de figurer dans la Constitution