«Je ne me vois pas pousser la seringue pour tuer» : à Narbonne, la crainte d’un texte sur l’euthanasie qui bouscule les soins

Site : figaro.fr

Publié le 13 décembre 2023

« Peut-être que je ne serai plus là dans six mois… ou dans cinq ans ? » Éric, 66 ans, ne sait pas combien de temps il lui reste à vivre. Et il ne souhaite pas fixer de rendez-vous avec cette mort qui lui fait peur, « comme tout le monde ». Alors que des Français partent se faire euthanasier en Belgique, cet ancien artisan est un Belge pris en charge dans un service de soins palliatifs en France.

Arrivé dans l’Hexagone il y a plus de dix ans, Éric prévoit d’y finir ses jours. Atteint d’un cancer de la prostate qui a gagné les os, il fait des allers-retours depuis deux ans dans le service de soins palliatifs de l’hôpital privé du Grand Narbonne pour le soulager quand la douleur devient trop forte. Équipé d’une pompe à morphine, le dos courbé par une récente chute, il marche avec un déambulateur. Ce qui le fait tenir, ce sont ses « enfants et petits-enfants ».

«Partir doucement»

« Rentrer dans mon pays pour une euthanasie, j’en ai déjà parlé avec eux. Ils m’ont dit : “Tu peux le demander si tu veux.”Mais je ne me vois pas du tout constituer un dossier pour programmer le jour de mon départ. Une piqûre et c’est fini… Je préfère les soins palliatifs et des antidouleurs puissants à la solution belge. Quand ça n’ira plus du tout, je pourrai partir doucement », confie-t-il, attablé sur la grande terrasse du service où il boit un café en grillant une cigarette dans un rayon de soleil hivernal.

À l’hôpital privé du Grand Narbonne, la loi fin de vie promise par Emmanuel Macron semble encore bien lointaine. Dans cette clinique nichée au milieu de la garrigue, les patients n’évoquent que très rarement le « droit de mourir dans la dignité ». « Un petit goûter, Éric ? », interpelle une aide-soignante qui passe avec des pâtisseries. Au plus près des malades, les soignants n’ont pas trop envie de se projeter dans la perspective d’un futur droit à l’aide à mourir. « Ces demandes, il n’y en aura pas dans notre service !s’exclame Géraldine, une des infirmières. Pour l’instant, je suis un peu dans le déni. On a du mal à imaginer ce qui va se passer concrètement. Est-ce que les autres services vont nous appeler si un patient fait une demande ? Comment seront-ils accompagnés ? Cette nouvelle loi, elle me fait peur. Je crains que cela devienne une facilité, un moyen rapide et économique pour régler le sort des malades dans une société d’efficacité. » Cette unité des soins palliatifs de Narbonne a également été mise en lumière dans le reportage engagé de Marina Carrère d’Encausse Fin de vie. Idriss Bigou-Gilles/ Hans Lucas pour le Figaro

La future loi fin de vie, si difficile à imaginer pour ces soignants, s’est invitée dans l’unité à plusieurs reprises au cours des derniers mois. Un des médecins du service, Claire Fourcade, présidente la Société française de soins palliatifs (SFAP), s’est imposée comme une voix qui compte dans ce débat. Cette unité des soins palliatifs de Narbonne a également été mise en lumière dans le reportage engagé de Marina Carrère d’Encausse Fin de vie. Pour que tu aies le choix. Non sans regrets. Malgré deux jours de tournage in situ, la partie du film consacré aux soins palliatifs a été expédiée en quelques minutes et s’est conclue par cette petite phrase assassine : « Une fois encore, ce sont les soignants qui décident. »

Intelligence du soin

« Avec chaque patient, nous construisons un chemin singulier, du “sur-mesure”. C’est peut-être difficile de transmettre pourquoi on résiste », soupire Claire Fourcade. Ce jour-là, elle est appelée en urgence auprès de Jeanne*, une septuagénaire qui a décidé d’arrêter sa chimiothérapie. Traitée depuis plusieurs mois pour un cancer du pancréas, cette patiente s’est pourtant présentée au rendez-vous comme convenu. Mais Jeanne n’en peut plus. Dans l’intimité d’un bureau privé, Claire Fourcade s’assoit à côté d’elle plutôt qu’en face. À l’écoute.

« Je suis épuisée. Il faut faire quelque chose. On m’a donné des médicaments, mais ça ne fait rien », lâche Jeanne. Tenaillée par une douleur lancinante au coccyx, elle se confie d’une voix remplie de détresse. « Cette nuit encore, je n’ai pas dormi. Je suis fatiguée, fatiguée… »

Le médecin fait le point sur la liste de médicaments de la patiente, en particulier les antidouleurs : « On est très en dessous des doses dont vous avez besoin. Nous pouvons vous garder quelques jours en hospitalisation pour améliorer la situation. Cela permettrait de tester des antidouleurs en injectable pour trouver rapidement les doses qui vous soulagent. Ensuite, vous pourrez repasser aux comprimés à la maison ou utiliser une pompe à morphine », propose Claire Fourcade, sa main posée sur celle de la patiente. « La douleur, à la limite, ça va. C’est surtout le reste que je ne supporte pas. Les fuites… Je n’arrive même pas à arriver à temps aux toilettes. Est-ce que cela va durer encore longtemps ? Je ne vais pas tenir… », répond Jeanne dans un sanglot.

Je ne comprends pas comment cette loi pourra s’appliquer

Sarah Halioui, médecin

« C’est important, de faire une pause. Je vais déjà modifier votre traitement aujourd’hui, puis nous programmerons un séjour à l’hôpital quand ça vous arrange, la rassure le médecin. On peut aussi prévoir la venue d’une infirmière à domicile pour vous aider à gérer le traitement morphinique. »
Jeanne fait partie de ces nombreux malades qui craignent de peser sur les autres. Peut-elle se faire aider par des infirmières alors qu’elles sont « déjà débordées » ? N’est-elle pas une charge pour son mari devenu « si attentionné », même si « c’est con, il aurait pu commencer à être gentil plus tôt » ?

« Ce n’est pas facile de se faire aider quand on n’a pas l’habitude, lui glisse Claire Fourcade. Mais si on s’y met à plusieurs, cela va aller mieux. On est heureux de vous aider. » Cette intelligence du soin, ces mots bienveillants, au plus près des besoins des patients, c’est le message humaniste qu’elle tente de faire passer dans le débat sur la future loi fin de vie. «Nous avons suivi des personnes qui ont dépassé toutes les estimations d’espérance de vie » Idriss Bigou-Gilles/ Hans Lucas pour le Figaro

Une autre médecin du service, Sarah Halioui, a elle aussi porté cette parole jusqu’au sommet de l’État. En mars dernier, cette jeune praticienne de 30 ans a été invitée par Emmanuel Macron au grand dîner organisé à l’Élysée sur la fin de vie. Verbe rapide, convictions de fer et rhétorique en acier, dans le salon blanc et or du palais présidentiel, elle avait impressionné les invités. Dans la chambre de Sylvie*, atteinte d’un cancer de l’œsophage, c’est un autre savoir-faire qu’elle déploie. Affaiblie, la patiente reste allongée dans la pénombre. Seuls quelques rayons de lumière filtrent des stores et éclairent son lit. Sarah Halioui cherche des solutions pour qu’elle retrouve très progressivement goût à la nourriture. Apporter son parfum préféré de glace, quelques gorgées de Ricoré… Le médecin programme également un rendez-vous avec une assistante sociale pour que Sylvie puisse rentrer chez elle. Un retour à la maison pas si facile à organiser. Sa fille, stressée par le suivi des infirmières libérales, s’inquiète.

« Nous pouvons vous proposer une hospitalisation à domicile en complément, avec des soignants de l’hôpital pour les soins les plus complexes. Ce n’est pas évident pour votre fille, de vous savoir malade. C’est normal, elle vous aime. On peut organiser un rendez-vous avec la psy du service pour la rassurer », propose Sarah Halioui. « Quand on réfléchit le mieux possible au confort du patient, les demandes d’euthanasie ou de suicide assisté sont très rares, dit-elle en sortant de la chambre. Les situations scandaleuses en fin de vie sont généralement des situations d’acharnement thérapeutiques. »

Comment se projette-t-elle dans un futur où l’aide active à mourir serait devenu un droit ? « Je ne comprends pas comment cette loi pourra s’appliquer. Tous les patients que j’ai vus aujourd’hui, je ne peux pas dire s’ils vont mourir à brève ou moyenne échéance. Comment prévoir l’espérance de vie à moyen terme ? Même à court terme, on peut se tromper, relève-t-elle. Nous avons suivi des personnes qui ont dépassé toutes les estimations d’espérance de vie ».

« Rupture anthropologique »

Âgée de 61 ans, Martine fait partie de ces patients qui fréquentent depuis six ans le service Pass’temps, un programme de soins de support installé au sein du service de soins palliatifs. Atteinte d’un cancer du sein métastasé, elle a réussi à « chasser ses idées noires » et à « ne pas se replier sur la maladie » grâce à ce soutien. Dans cette « deuxième maison », les patients peuvent rencontrer un psychologue, une nutritionniste, un kiné, une esthéticienne, partager des repas ou participer à un atelier de peinture.

« Ici, les soignants répondent à toutes nos questions, et c’est essentiel. Cela m’a beaucoup rassurée. Avant, la sédation me faisait peur. J’ai compris que la loi actuelle pouvait m’aider à partir dans de bonnes conditions. Quand on vous donne les moyens de continuer à vivre, on n’a aucune envie de l’abréger, sa vie », témoigne-t-elle. « Ça prend du temps, de trouver une solution pour bien prendre en charge les patients. Aurons-nous encore ce temps si l’aide à mourir est présentée comme une porte de sortie ? », interroge Raphaëlle Rouhier, la nutritionniste de Pass’temps. 

«J’ai peur que des patients demandent d’accélérer leur mort alors qu’il y a d’autres solutions », tranche Camille« Idriss Bigou-Gilles/ Hans Lucas pour le Figaro

Face à une possible onde de choc qui viendrait percuter ses pratiques, tout le service s’est réuni au printemps afin d’imaginer les conséquences de cette « rupture anthropologique ».«Suicide assisté ou euthanasie : nous avons conclu que nous n’étions pas prêts à le faire. Mais si cela fait partie de l’arsenal thérapeutique, on sera obligé d’en parler avec les patients, et cela va forcément s’inviter dans notre pratique. Comment on va réagir si un malade l’évoque ? Et si sa famille nous en parle ? », pointe Sarah Halioui.

Patricia, aide-soignante, n’est pas du même avis mais partage certaines craintes. « Je peux comprendre les gens qui demandent l’euthanasie. Je peux imaginer que ce soit autorisé pour certaines pathologies si c’est très cadré », dit-elle. Où mettre la limite ? « C’est très compliqué à définir, poursuit-elle. Ce qui fait peur, c’est que cette possibilité soit mal utilisée, notamment pour des patients qui font la demande dans une période de déprime. »

« Je ne me vois pas pousser la seringue pour tuer quelqu’un ou lui donner un médicament pour qu’il meure. J’ai peur que des patients demandent d’accélérer leur mort alors qu’il y a d’autres solutions », tranche Camille, une infirmière de 33 ans. Émeline, également infirmière, ne cache pas sa colère : « Notre système de santé n’a pas encore intégré les soins palliatifs. On supprime des lits partout, alors que peu de gens ont accès à cette prise en charge. »

Pour imaginer l’impact du futur texte sur le soin au quotidien, la psy du service, Catherine Semoud, tente un parallèle avec la sédation profonde et continue jusqu’au décès. Ce droit à « dormir avant de mourir pour ne pas souffrir » est la principale disposition de la loi de 2016 sur la fin de vie. « Cette sédation est déjà compliquée à gérer dans les équipes, note-t-elle. Quand cela arrive, cela suscite toujours des questions et parfois de l’incompréhension. Les patients s’interrogent :“Pourquoi on l’a pratiqué sur ce monsieur ?”, “Dois-je la réclamer ?”, “Pourquoi la dame qui n’en voulait pas est morte ?”… Même si l’intention est complètement différente de l’euthanasie, cela donne une idée des interrogations à venir. »

* Certains prénoms ont été modifiés.