Pourquoi l’avortement ne sera jamais un droit
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Table des matières
I. L’avortement ne sera jamais un droit fondamental
II. Pas plus qu’un droit fondamental, l’avortement ne peut être une liberté
II. L’expérience des personnes handicapées
Pourquoi la pratique de l’avortement est-elle si sensible et importante idéologiquement, au point d’être proclamée, par l’Assemblée nationale française « droit fondamental », « droit universel » et « condition indispensable pour la construction de l’égalité réelle entre les femmes et les hommes et d’une société de progrès[1] » ?
Les enjeux de l’avortement dépassent la question de la régulation des naissances car, en transformant le rapport de notre société à la vie humaine, cette pratique la désacralise et dénature la procréation ; elle libérerait ainsi l’homme de son respect superstitieux envers la nature.
L’avortement ouvre alors la voie à la maîtrise rationnelle de la vie humaine considérée comme un matériau ; l’humanité accroît sa faculté de se façonner elle-même, elle est davantage « maître et possesseur de la nature » dans le prolongement du projet cartésien. Pierre Simon, le principal artisan de la libéralisation de la contraception et de l’avortement en France, déclarait en 1979 : « La vie comme matériau, tel est le principe de notre lutte », « il nous appartient de le gérer », « comme un patrimoine[2] ».
En brisant, par l’avortement, l’icône du respect de la vie, la société accède à des libertés nouvelles : la liberté scientifique qui conduit à la maîtrise de la procréation et de la vie, mais aussi la liberté sexuelle qui est facilitée par la contraception, mais garantie par l’avortement. Point alors de libertés scientifique et sexuelle sans avortement.
L’avortement – par la fréquence de son recours – condamne la société au matérialisme en nous interdisant d’envisager, sous peine de nous condamner nous-mêmes, que l’être humain ait une individualité et une âme, dès avant la naissance, indépendamment de son état de conscience.
Cette condamnation au matérialisme est aussi perçue comme une libération qui ne sera complète que lorsque l’avortement sera totalement accepté, si cela pouvait être. Ainsi s’explique le refus d’entendre la souffrance des femmes qui ont avorté et la volonté de banaliser cet acte. L’avortement est aussi devenue un dogme car, en libérant la sexualité de la procréation et la femme de la servitude de la maternité, cette transgression émanciperait l’humanité de l’instinct sexuel et reproductif et l’élèverait au-dessus de ce qui reste de son animalité.
Ainsi, l’humanité progresserait dans le processus d’évolution qui mène de la matière à l’esprit. L’avortement serait aussi nécessaire en ce qu’il réduit en plus grande proportion la descendance des femmes les plus pauvres, des populations les moins « évoluées » : il conserverait la vertu sociale de juguler la misère à la source.
Bien avant d’être porté par le discours féministe, ce sont le matérialisme, l’athéisme[3], le malthusianisme puis l’eugénisme qui ont été les promoteurs de l’avortement. Le idéologues militants de l’avortement voulaient, dès le XVIIIe siècle et plus encore au tournant du XIXe et du XXe siècle, changer l’homme et la société en légalisant l’avortement[4].
Ainsi, le véritable objet de l’avortement n’est pas tant la planification des naissances que la prise de contrôle rationnel de l’instinct sexuel, de la procréation et de la vie, comme vecteur de progrès de l’humanité. Par contraste, les opposants à l’avortement ne seraient que des idolâtres de la vie et des ennemis du progrès, car ils n’auraient pas admis que la vie n’est que matière, tandis que la conscience est esprit, le propre de l’homme et son seul bien véritable.
Ainsi, l’idée que l’avortement serait une liberté s’est affirmée avec l’érosion de la conscience de la valeur de la vie humaine prénatale et l’affirmation corrélative de celle de la volonté individuelle. Mais ce double mouvement n’en est qu’un : c’est le choix philosophique fondamental de la domination croissante de la volonté sur l’être dans une culture perdant son intelligence métaphysique, c’est-à-dire la compréhension de l’identité et de la valeur de l’être en soi. Ce choix résulte d’un abandon des reliquats de métaphysique qui revêtaient encore la vie humaine prénatale d’une certaine dignité.
La liberté de l’avortement consiste en fait en un pouvoir : la vie est au pouvoir de la volonté, c’est-à-dire de l’esprit. En cela, l’avortement exalterait l’humanité, son absolue domination sur la matière et la vie. Plus l’avortement serait libre, plus absolue serait la domination sur la vie, et plus l’humanité s’élèverait[5]. Voilà pourquoi l’avortement peut être présenté par l’Assemblée nationale comme une « condition indispensable […] d’une société de progrès ».
I. L’avortement ne sera jamais un droit fondamental
Certes, dans de nombreux pays, l’avortement est dépénalisé sous certaines conditions, mais du fait même de ces conditions, l’avortement demeure une dérogation au principe du droit à la vie. On ne peut pas avorter « librement », comme on exercerait une véritable liberté ou un véritable droit.
Au plan européen, on observe souvent une forte volonté politique de faciliter l’accès à l’avortement, notamment dans les pays où il est interdit, néanmoins, et c’est important, on demeure dans une logique de dérogation : l’avortement n’est pas un droit, ou un « bien » en soi, mais une tolérance, un moindre mal.
Il y a une raison fondamentale à cela : l’avortement se distinguera toujours d’un droit fondamental. En effet, un droit fondamental vise à garantir la faculté pour une personne d’agir pour son bien en tant que personne humaine. Tout ce que nous reconnaissons comme des droits fondamentaux : penser, s’associer, prier, s’exprimer, sont des facultés par lesquelles chaque individu exprime son humanité.
Des facultés que les animaux n’ont pas et qui définissent les droits « humains ». Les droits fondamentaux protègent l’exercice de ces facultés nobles, spécifiquement humaines, ils protègent ce qui en chaque personne réalise son humanité. Ce qui signifie qu’en exerçant ces droits fondamentaux, l’individu s’humanise, progresse en humanité.
Mais peut-on dire qu’une femme s’accomplit et s’humanise en avortant, comme elle le fait en étudiant, en se mariant ou en s’exprimant ? Entre un droit fondamental et l’avortement, la différence de nature est patente. De ce fait, l’avortement ne pourra jamais être un « droit fondamental », car il ne vise pas un bien en soi.
D’ailleurs, la résolution adoptée par les parlementaires français à l’occasion du 40e anniversaire de la loi Veil est révélatrice. Alors qu’elle présente dans le premier article l’avortement comme un droit universel, elle en recommande la prévention dans le second article. Mais si l’avortement était réellement un droit fondamental, il serait absurde et injuste d’en prévenir l’usage. C’est bien parce que c’est toléré comme un moindre mal qu’il devrait effectivement faire l’objet d’une politique de prévention.
II. Pas plus qu’un droit fondamental, l’avortement ne peut être une liberté
Nous connaissons bien l’adage suivant lequel la liberté des uns est limitée par celle des autres. La liberté n’a pas de limite interne, elle n’est pas limitée par son objet mais uniquement par les circonstances extérieures. Par exemple : la pensée est sans limite ; ce qui la limite, ce sont les circonstances dans lesquelles elle est amenée à s’extérioriser, à s’exprimer. La liberté est une expression de la personne qui ne peut être limitée que de l’extérieur.
S’agissant de l’avortement, sa pratique est à l’inverse limitée de l’intérieur : c’est son objet même, l’embryon ou le fœtus, qui constitue sa première limite. Dire que l’avortement est une liberté impliquerait d’annihiler la valeur de l’embryon ou le fœtus humains. Autrement dit, on ne peut affirmer un droit à l’IVG que si l’embryon ou le fœtus ne sont rien.
D’où les débats qui portent sur le statut de l’embryon. Dès lors que l’on reconnaît à l’embryon a une valeur en soi, même minime, on ne peut plus alors parler de l’avortement comme d’une « liberté ». Une autre limite est l’existence même d’une personne acceptant de réaliser l’avortement, car la femme ne peut que difficilement pratiquer elle-même l’avortement.
Ainsi, l’avortement ne pourra jamais être un « droit fondamental », ni une « liberté ». Au-delà, les souffrances qu’il cause chez la majorité des femmes qui ont le malheur d’y recourir suffisent à démontrer que c’est un mal, qu’il faut prévenir. Il ne sert à rien de le déguiser en un bien, comme un droit ou une liberté.
III. L’expérience des personnes handicapées
Les personnes handicapées s’opposent de plus en plus ouvertement à l’avortement fondé sur la déficience du fœtus. Elles dénoncent sa légalisation comme une sorte de discrimination officielle à leur égard. Et elles sont entendues.
Le 14 septembre 2021, le Comité des droits des personnes handicapées (CDPH) des Nations Unies s’est dit préoccupé par « La dévalorisation des personnes handicapées à travers les politiques et pratiques capacitaires qui sous-tendent le dépistage génétique prénatal des déficiences fœtales, notamment en ce qui concerne la trisomie 21, l’autisme et la détection néonatale de la surdité ».
Cette déclaration fait partie des observations finales du Comité des Nations unies sur le respect par la France de la Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées. L’ECLJ a pris part à ce processus, puisque nous avons soumis au Comité un mémorandum traitant de cette question.
Ce Comité de l’ONU est une « quasi-juridiction » chargée de surveiller la mise en œuvre de la Convention relative aux droits des personnes handicapées par ses États parties : son interprétation du traité fait autorité, bien que non obligatoire.
Sa récente recommandation pointe évidemment du doigt le recours massif au dépistage prénatal qui conduit à l’élimination de la plupart des fœtus diagnostiqués avec un handicap tel que la trisomie 21.
Cette recommandation n’est pas isolée : elle résulte de la position adoptée par la CDPH contre l’avortement eugénique. Ce Comité considère dans un document de 2018 que : « Les lois qui autorisent explicitement l’avortement en raison d’un handicap violent la Convention des droits des personnes handicapées », notamment parce que ce type d’avortement « perpétue le préjugé selon lequel le handicap serait incompatible avec une vie heureuse. »» Pour le Comité – qui est composé d’une majorité de personnes handicapées – l’avortement eugénique est en soi une discrimination qui stigmatise les personnes handicapées.
Depuis 2011, ce Comité a déjà jugé concernant l’Espagne, l’Autriche et la Hongrie que l’altération du foetus ne devait pas faire l’objet d’un régime spécifique d’avortement, notamment en ce qui concerne le délai légal qui, dans certains pays, peut être très tardif en cas de handicap. Le Comité a également recommandé au Royaume-Uni de « modifier sa loi sur l’avortement en conséquence », estimant que « les droits des femmes à l’autonomie reproductive et sexuelle devraient être respectés sans légaliser l’avortement sélectif pour cause de déficience fœtale » (2017, traduction non officielle).
Cette position est conforme à l’intention des rédacteurs de la Convention relative aux droits des personnes handicapées, mais aussi de la Déclaration universelle des droits de l’homme. En effet, lors de la rédaction de la Déclaration universelle, la diplomate danoise Mme Begtrup a recommandé de prévoir des exceptions au respect du droit à la vie afin de permettre la « prévention de la naissance d’enfants handicapés mentalement » et d’enfants « nés de parents souffrant de maladie mentale[6] ». Cette proposition a été rejetée après que le représentant du Chili, M. Charles Malik, ait remarqué la similitude entre ces propositions et la législation nazie.
Plus récemment, la rapporteuse spéciale des Nations unies sur les droits des personnes handicapées, Mme Catalina Devandas Aguilar, a dénoncé dans son rapport 2020 au Conseil des droits de l’homme l’idéologie selon laquelle il existe des « vies qui ne valent pas la peine d’être vécues », faisant écho au titre du célèbre livre de Binding et Hoche de 1920 qui a fondé la politique eugénique nazie.
Mme Devandas Aguilar est elle-même atteinte de spina bifida, qui est l’un des principaux motifs de l’avortement eugénique. L’expert de l’ONU écrit, dans son rapport : « Sur les questions telles que le dépistage prénatal, l’avortement sélectif et le diagnostic génétique préimplantatoire, les militants des droits des personnes handicapées s’accordent à considérer que les analyses bioéthiques servent souvent de justification éthique à une nouvelle forme d’eugénisme, souvent qualifié de «libéral» ».
En fait, Mme Devandas Aguilar et le Comité tentent de défendre le droit des personnes handicapées à exister sur un pied d’égalité avec les personnes valides. Ils constatent que l’avortement eugénique les stigmatise et viole leur dignité. Mais cette position est en décalage avec les lobbies pro-avortement.
Pour défendre leur cause, sans heurter ces lobbies, les personnes handicapées demandent seulement que le handicap ne soit plus un motif spécifique -stigmatisant- d’avortement. Elles s’opposent donc à l’avortement eugénique, non pas explicitement par respect du droit à la vie des bébés handicapés à naître, mais en considération des droits et de la dignité des personnes handicapées «survivantes».
C’est précisément sur cette question que la Cour européenne des droits de l’homme devra bientôt se prononcer, suite à la récente suppression de l’avortement eugénique par le Tribunal Constitutionnel Polonais. Plusieurs femmes se sont plaintes auprès de la Cour de Strasbourg qu’elles seraient empêchées d’avorter si, une fois enceintes, leurs enfants s’avéraient être handicapés. L’ECLJ est intervenu dans cette affaire pour soutenir l’interdiction de l’avortement eugénique, aux côtés de plusieurs experts des Nations unies et d’anciens juges des cours européenne et interaméricaine des droits de l’homme.
La même question devrait être discutée aux États-Unis, où la doctrine constitutionnelle actuelle de la Cour suprême, en vertu des arrêts Roe v. Wade et Planned Parenthood v. Casey, autorise l’avortement pour n’importe quel motif, y compris les motifs discriminatoires.
Le sujet n’est donc pas clos. Cependant, une chose reste certaine : le prétendu « droit à l’avortement » génère non seulement des oppositions, mais aussi une série de contradictions au sein même des droits de l’homme. Un autre exemple bien connu de cette contradiction est la question de l’avortement sélectif en fonction du sexe qui est également considéré par le Comité des Nations unies pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (CEDAW) comme une discrimination illégale fondée sur le sexe, alors que ce même comité des Nations unies promeut l’avortement dans le monde entier. Par conséquent, le même avortement peut être un « droit » ou une discrimination illégale, en fonction seulement de l’intention subjective des parents.
En fait, le prétendu droit à l’avortement trouve son origine dans le respect de l’intimité de la femme, c’est-à-dire de sa volonté, ainsi que dans l’ignorance de l’humanité du fœtus. Or, l’avortement eugénique, sexiste ou raciste nous montre non seulement que la volonté de la femme peut être mue par de mauvaises intentions – qui ne méritent pas le respect, mais aussi que le fœtus a des caractères humains : un sexe, une race, un état de santé, qu’il partage avec les personnes nées. Ainsi, en mettant en cause la volonté de la femme et l’inhumanité de l’enfant, la prise en compte de la finalité eugénique, sexiste ou raciste de certains avortements a pour effet de détruire la logique du prétendu droit général à l’avortement.
Les partisans de l’avortement sont pris au piège de ces contradictions qui résultent du mensonge du prétendu « droit à l’avortement ». En droit, comme dans toute discipline rationnelle, la contradiction est une preuve d’erreur.
Grégoire PUPPINCK
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[1] Résolution du 6 novembre 2014. Alors même que Simone Veil déclarait quarante ans plus tôt en cette même Assemblée que l’avortement « est toujours un drame et restera toujours un drame » qu’il faut « éviter à tout prix » et que la loi « ne crée aucun droit à l’avortement ».
[2] Pierre Simon, De la vie avant toute chose, Paris, Ed. Mazarine, 1979, pp. 84 – 85.
[3] Georges Hardy (Gabriel Giroud), La question de population et le problème sexuel. L’avortement, sa nécessité, ses procédés, ses dangers, Paris, Librairie scientifique, 1919.
[4] Margaret Sanger, The Pivot of Civilization, New York, 1922, introduction de H. G. Wells. Réédité par Humanity Books collection Classics in Women’s Studies, 2003.
[5] Ce pouvoir se manifeste jusque dans le discours sur l’avortement qui se réduit souvent à une affirmation unilatérale de la volonté individuelle sur une autre vie, comme en témoignent les slogans « un enfant si je veux, quand je veux », « Mon corps m’appartient », ou encore « IVG, mon corps, mon choix, mon droit », qui peuvent tous se résumer en « moi, moi, moi ».
[6] Proposition du Groupe de travail de la Commission sur le statut des femmes, Travaux préparatoires, E/CN.4/SR.35, p. 1266.
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