Le cardinal François Bustillo sur la loi sur l’aide à mourir: «La fin de quelle vie ?»
Le pays des droits de l’homme et de la fraternité a permis des conquêtes sociales remarquables. Mais l’homme n’est pas juste un amas de cellules. Il a une âme. Un cœur aussi. Et le combat entre Éros et Thanatos subsiste.
Une mentalité thanatophile redoutable dévore insidieusement nos esprits. Les nouvelles mortifères et angoissantes alarment sans répit nos consciences : la mort de la planète, la mort de la démocratie, la mort de diverses doctrines économiques, la mort de l’intimité, la mort de la liberté, la mort de la religion… L’anxiété nous gagne et nous paralyse en créant un sombre esprit de nécropole.
Presque tout a déjà été dit sur le projet de loi de la fin de la vie. Les motivations bibliques, psychologiques, philosophiques, juridiques et médicales ont été mises en valeur. Les « pour » et les « contre » se sont exprimés avec l’ensemble des arguments possibles. Souvent un vent de caricature règne en classant les uns comme progressistes et les autres comme conservateurs.
Faut-il se centrer sur « la fin » ou sur « la vie » ? Légaliser la fin de la vie par une mort « autorisée » est un échec de notre corps social et de nos politiques. Cela signifie que la qualité de la vie relationnelle et sociale s’est vidée de sa substance. Le célèbre « vivre ensemble » n’existe plus que d’une manière artificielle, à coups de loi préfabriquée et factice. La fraternité et la solidarité avec les plus vulnérables sont devenues une réalité vide. Les forts l’emportent et les faibles disparaissent.
Serions-nous tombés dans la loi de la jungle ? Si les plus petits ne sont pas protégés, peut-on dire qu’une nation soit évoluée ? Notre société – dite civilisée – ayant soigné l’avoir, le pouvoir, le faire et le savoir a oublié de soigner l’être. Et nous voyons des existences fades et creuses trouver quelques échappatoires dans les anxiolytiques ou les drogues. On existe mais on ne vit plus. On marche vers la mort passivement en constatant une crise de l’espérance. L’Occident désenchanté est un huis clos sartrien implacable et morbide.
Il y a quarante ans le président François Mitterrand optait pour « la vie à tout prix » avec l’abolition de la peine de mort en prenant le risque d’aller à contre-courant de l’opinion majoritaire. Aujourd’hui, nous risquons de basculer vers une vie sans prix, une vie à bannir.
Il est grave de constater qu’une loi de fin de vie se prépare mais il est terrifiant de savoir que des personnes puissent imaginer demander la mort à l’État. Pourquoi la mort ? Quels dysfonctionnements personnels et relationnels polluent notre vie pour exiger la mort ? Pourquoi demander un acte létal au lieu d’un acte vital ?
L’Occident a perdu l’esprit pascalien du christianisme qui prêche la vie, l’avenir, l’aventure, le rêve… Qui se lève pour annoncer la charité, l’espérance, la joie ?
À l’origine d’une telle demande nous pouvons imaginer la place de la souffrance et du malheur. Souvent, d’ailleurs, les médias mettent en scène sans vergogne les horreurs de la maladie de Charcot. Le sensationnalisme débridé est censé emporter l’adhésion rapide. Quelle réponse donner au malheur des autres sinon les soins les plus adaptés, une grande qualité de présence, une proximité affective, une compassion ?
Le modèle de vie occidental fait de performance et de pression, où l’on vit presque les uns contre les autres et non les uns avec les autres – il suffit de voir la place des indignations quotidiennes -, ce modèle devrait s’apaiser et commencer à réparer nos vies relationnelles fragilisées par la disparition des valeurs humanistes.
L’individualisme choisi a engendré la solitude subie
Un être vulnérable seul ou isolé est en danger et mérite la fraternité et la solidarité. Une personne souffrante mérite qu’on prenne soin d’elle. Nous sommes tous choqués par la violence de notre société. Chaque jour, les médias nous montrent la tragédie des faits divers et l’horreur sanglante des guerres. La vie devient dure et provoque des replis identitaires de protection ou des désirs de disparition. Dans ce contexte social, une loi permettant la fin de la vie est une forme ultime d’extrême violence. Une barbarie ultime. Comme Max Weber, on pourrait se demander : la violence est-elle légitime dès lors que l’État la légitimise ?
Le flou des valeurs de notre époque pousse certains à croire que l’envie doit devenir un droit. La vie et la mort sont laissées à l’appréciation personnelle. L’interdit, le permis et l’obligatoire se mélangent. Si quelqu’un décide de mourir, c’est son droit, me disait un ami.
Notre devoir, c’est de croire qu’une vie humaine est toujours un don pour l’humanité
Il faudrait dire à chaque personne : ta vie compte, le monde sans toi serait moins beau. Or, une certaine passivité s’installe sans indignation, dans l’indifférence du sort des autres. Tu disparais ? Ce n’est pas grave…
La question de la fin de la vie se vit différemment quand l’entourage est plus présent. Est-ce que souffrir signifie finir de vivre ? Est-ce que la seule solution à la souffrance physique et psychologique est la mort ? Ainsi des idéologies étranges s’entrecroisent entre ceux qui veulent allonger la vie et éviter les maladies en investissant des milliards et ceux qui voudraient sacrifier les vies considérées de « deuxième division », à cause de la souffrance, pour réaliser de grandes économies. Est-ce que la vie est liée à l’utilité ? Il est triste d’imaginer une vie finie sans être achevée.
Notre pragmatisme technique et scientifique a étouffé la recherche spirituelle et la transcendance. La vie humaine perd son mystère, sa dignité et sa gratuité. Tout est calculé ou légalisé. La vie humaine se robotise et obtient un certain prix en fonction de critères affectifs, subjectifs, sans éthique ni morale. Où allons-nous ?
Notre anthropologie est défaillante. L’homme s’épuise à paraître parce que son être profond est éteint. On demande la mort par déficit d’amour. Notre vie relationnelle est peut-être intense et frénétique, mais est-elle aimable ? La société du chacun pour soi met en valeur la réussite sociale, mais elle ne parvient pas à la maturité du « nous ». Notre société se limite à l’apparence sans voir l’être de l’autre. Quel regard sur celui qui est dans le besoin ?
Face à la peur de l’abandon par la maladie, la souffrance et la solitude, des hommes et des institutions doivent se lever pour ne pas abandonner les plus faibles.
Que la noblesse de la science nous oriente vers une vie meilleure. Non vers la tombe.
Une tribune du Figaro du 17 mai 2024