Aux origines de la médecine

Soignant

« La bioéthique » : ce terme est entré dans notre vocabulaire. Mais quelle est son histoire ? Quelles sont les racines de la réflexion éthique sur la pratique médicale ? À ses origines, la médecine avait adopté une certaine vision de l’homme, du médecin, du patient, et une certaine morale : l’idéal hippocratique. Depuis, la médecine moderne a délaissé l’anthropologie classique et l’idéal hippocratique. 

Hippocrate était un médecin grec du Ve siècle avant J.-C. (460-377 av. J.-C.), connu pour être l’auteur du Corpus Hippocraticum sur la pratique médicale. Dans cet ensemble de soixante écrits se trouve le fameux Serment d’Hippocrate. Celui-ci est avant tout un engagement formel par lequel l’étudiant reconnaît ses devoirs envers ses professeurs et l’obligation qu’il a de transmettre la connaissance médicale acquise.

Il comprend ensuite le code d’éthique proprement dit qui énonce l’obligation de la bienfaisance et de la non-malfaisance ainsi que de la confidentialité, et surtout l’interdiction de l’avortement, de l’euthanasie et des relations sexuelles avec les patients. Il exhorte le médecin à vivre une vie « pure », c’est-à-dire selon l’éthique des vertus.

Pour Hippocrate, la pratique de la médecine s’inscrit dans une triangulation, avec d’un côté le patient, « entité psychosomatique » (et non simple collection d’organes) ; de l’autre, la maladie, gouvernée par des lois naturelles ; et entre les deux le médecin, serviteur de l’art médical, qui aide la nature. Celui-ci doit être avant tout concerné par le malade, et pas seulement par la maladie ;

son attitude envers lui doit être empreinte de patience, d’observation, de respect, afin de poser des pronostics exacts. Il doit rechercher des causes « naturelles » à toutes les maladies. Quant à la thérapeutique, la meilleure n’est pas la plus compliquée mais celle qui ne contrarie pas la nature, car la nature travaille à la guérison. Hippocrate recommande la sagesse, la réserve, la modestie, la décence, la générosité, la franchise, et la consultation avec les autres médecins.

Le christianisme adopte la tradition hippocratique

Le christianisme adopta avec une grande facilité l’enseignement hippocratique tel qu’il était transmis à Rome par des médecins comme Galien. La parole du Christ enjoignant aux fidèles de visiter les malades et s’identifiant à ceux-ci, ainsi que la figure du « Christ médecin » venu en ce monde pour prendre soin des malades, trouvaient dans la tradition hippocratique un lieu d’accueil tout à fait adéquat. Durant le Moyen Âge, les médecins étaient considérés avec la même déférence que celle due aux hommes de religion. Saint Thomas d’Aquin au XIIIe siècle, Moïse Maïmonide au XIIe siècle, considéraient la pratique de la médecine comme l’idéal le plus élevé.

À partir du XVIIIe siècle s’ajoute à la tradition hippocratique le code de conduite attendu de la part d’un gentilhomme. C’est ce qui apparaît par exemple dans Medical ethics, premier code moderne d’éthique médicale publié en 1803 par Thomas Percival, un médecin anglais. Aux États-Unis, en 1847, l’American Medical Association établit le Code of Medical Ethics, en grande partie fondé sur l’ouvrage de Thomas Percival. L’ouvrage insistait sur les sens de la responsabilité pour les patients, l’attitude amicale, enjouée et ferme à leur égard, l’humanité et l’indulgence vis-à-vis des plus faibles, le respect du secret médical, le respect et la courtoisie vis-à-vis des autres médecins ; il encourageait une médecine scientifique et bannissait l’homéopathie. Ce volumineux code de 1847 fut revu et réédité en 1903, 1912, 1957 et 1966.

L’érosion de la pratique hippocratique

Dans les années soixante, la base éthique de la pratique médicale apparaît insuffisante et paternaliste : il faut « humaniser » la médecine. Ce mouvement, parti des campus aux États-Unis, amènera l’érosion du système hippocratique et l’évolution de l’éthique médicale vers des éthiques inspirées notamment par l’utilitarisme, le contractualisme et l’évolutionnisme.

L’utilitarisme (1), forme de conséquentialisme, prescrit d’agir de manière à maximiser le bien-être de l’ensemble des êtres sensibles. Dans ce système de pensée, l’acte médical doit être évalué selon l’estimation du rapport coût-bénéfice. Ce principe de discernement est valide et oblige le médecin quand il s’agit par exemple de la santé d’un malade pour lequel se pose la question de l’opportunité d’une intervention. Mais quand on place une vie humaine sur le plateau des risques, et une valeur économique, sociale ou purement scientifique sur celui des bénéfices, le principe n’est plus applicable éthiquement. Cet utilitarisme éthique pragmatique est pourtant la marque de fabrique de nos sociétés occidentales à accumulation de biens. Il peut amener à l’abandon des personnes malades considérées comme irrécupérables et improductives pour la société.

Le contractualisme (2) naît de l’idée qu’il n’est pas possible dans une société pluraliste de fonder la morale sur des valeurs partagées. Il faut donc recourir au concept de contrat éthique et de communauté éthique pour fonder un consensus général déterminant le bien public. Mais tous n’ont pas la parole pour faire émerger le consensus. Les embryons, fœtus, enfants, ne feront ainsi pas partie de la communauté éthique mais pourraient en faire partie dans l’avenir. Ils n’ont pas de droits autres que ceux reconnus par la communauté éthique, ce qui justifie l’avortement et la destruction embryonnaire quand il n’y a pas de projet parental. Quant aux personnes dans le coma ou atteintes de maladies irrécupérables, elles seraient des « non-personnes », exclues de facto de la communauté éthique. On pourra alors pratiquer l’euthanasie sur elles.

Enfin, le modèle évolutionniste (3) considère l’univers, y compris l’homme, comme la réalité totale, qui contient tout. Dès lors le critère du bien sera la conformité de l’acte avec le sens de la marche de la vie et du monde, les valeurs morales devant changer selon le cours de l’évolution sociobiologique guidée par l’instinct de conservation. Les tenants de cette morale sociobiologique sont tous en faveur de l’eugénisme et de la réduction des naissances, afin de donner une vie meilleure aux sélectionnés.

La vraie réponse à ces dérives est la promotion d’une bioéthique personnaliste qui revendique la valeur intrinsèque de tout être humain et s’oppose à toute instrumentalisation utilitaire de l’homme. Corporéité, thérapeutique, liberté, responsabilité, socialité, subsidiarité : tout se tient dans une médecine qui place la personne humaine au cœur de ses préoccupations.

Dans les faits, aujourd’hui, la médecine commune reste majoritairement hippocratique dans les valeurs qui la guident. Elle place au cœur de ses préoccupations le rapport entre le médecin et le malade. C’est cette tradition hippocratique, au meilleur d’elle-même, qui a inspiré le professeur Jérôme Lejeune dans l’attitude d’accueil, de familiarité et d’empathie qu’il avait vis-à-vis des petits patients trisomiques et de leur famille.

Véronique Bourgninaud

(1) Bioéthique inspirée de l’utilitarisme de Jeremy Bentham (1748-1832), John Stuart Mill (1806-1873), formalisée aujourd’hui par Peter Singer, John Harris, Julian Savulescu.
(2) Hugo Tristram Engelhardt en 1986 dans The Foundation of Bioethics.
(3) Bioéthique inspirée d’Herbert Spencer (The data of ethics, 1879). L’école sociologique (Max Weber et E. Durkheim, L. Lévy-Bruhl) va dans le sens de cet évolutionnisme. Nombre d’utilitaristes aujourd’hui, comme John Harris ou Julian Savulescu, sont aussi évolutionnistes.

Véronique Bourgninaud est directrice de la communication de la Fondation Jérôme Lejeune et auteur de l’ouvrage Contre la détestation de l’homme par l’homme. Plaidoyer pour la personne humaine (Artège, 2023).

Source : LA NEF n° 372 Septembre 2024 – reproduit avec l’aimable autorisation de La Nef