Documentaire : Le deuil caché
Le documentaire « Le deuil caché » donne la parole à cinq femmes qui ont avorté.
La journaliste Elisabeth Caillemer, du Journal du Dimanche du 8 octobre 2023, rencontre la réalisatrice du documentaire Cecylia Rançon.
Pourquoi avoir choisi de parler des séquelles post-avortement ?
C’est un sujet dont on parle trop peu. Les hasards de la vie m’ont fait rencontrer une femme qui avait vécu cette expérience et l’avait relatée dans un livre. J’ai été touchée par sa souffrance. J’ai lu ce qui avait été écrit sur le sujet et j’ai constaté que peu de gens en parlaient alors que le mal-être des femmes ayant avorté n’est pas rare. J’ai compris en les écoutant que leur parole est presque taboue et qu’elles s’autocensurent.
Ce documentaire est produit par la chaine KTO. Est-il militant ?
Ce n’est pas un film pour ou contre l’avortement. Je ne dis pas qu’il ne faut pas en réaliser, ce n’est pas le sujet. Comme le dit très bien une psychologue dans ce documentaire, toutes les femmes qui ont avorté n’ont pas de séquelles post-avortement. Mon but est juste de donner librement la parole à des femmes qui ne sont pas écoutées.
Il y a un déni de traumatisme. Je trouve dommage de s’interdire d’aborder un sujet sous prétexte qu’il pourrait être récupéré par un camp ou un autre. Dans le film, il n’y a pas de discours militant, mais des propos libres de femmes aux opinions diverses. Il y a certes, à la fin, une dimension spirituelle, mais ce n’est qu’une des portes d’entrée de cette problématique.
On parle beaucoup de libération de la parole, cela doit s’appliquer à tout le monde.
Comment avez-vous choisi les femmes qui témoignent?
Il était important pour moi d’interroger des femmes de divers milieux, croyantes ou non, jeunes ou moins jeunes et ayant des opinions différentes sur l’avortement.
Je me suis rapprochée d’Agapa, une association qui les écoute et les accompagne après un deuil périnatal ou une interruption de grossesse accidentelle ou volontaire.
Parmi la quinzaine de femmes qui ont souhaité témoigner, j’ai retenu Marion, qui n’est pas croyante et a avorté deux fois, et Charlène qui parle de son expérience avec le Planning familial. J’ai également donné la parole à Sylvie et Alexandra, croisées par hasard.
Et j’ai aussi interviewé une autre Alexandra, qui a rejoint Mère de Miséricorde, une association catholique qui accompagne toute souffrance liée à l’accueil de la vie. J’ai par ailleurs sollicité le Planning familial, plusieurs associations féministes pro-IVG, ainsi qu’un gynécologue obstétricien favorable au prolongement du délai légal de l’IVG. Je voulais entendre leurs voix, mais malheureusement aucun ne m’a répondu.
Dans quelles circonstances ces femmes se sont-elles retrouvées enceintes ?
Les situations sont intentionnellement variées. Sylvie est tombée enceinte à l’âge de 17 ans après son premier rapport sexuel. Elle a avorté sous la pression de sa mère, pourtant catholique pratiquante. Charlène a avorté à deux reprises : à 16 ans puis à 26 ans parce que son compagnon ne voulait pas garder l’enfant. Pour avoir une sorte de médiation, ils se sont rendus dans un Planning familial, qui l’a incitée à avorter.
Marion a subi deux avortements car ses deux grossesses ne sont pas arrivées au bon moment dans sa vie de famille. Alexandra était en couple et sous contraception.
L’autre Alexandra a été victime d’un viol à l’âge de 24 ans. Elle a avorté tout de suite car c’était pour elle une question de vie ou de mort. Elle explique que si c’était à refaire elle le referait, mais aimerait qu’on la prévienne des risques encourus.
De quelles séquelles disent-elles avoir souffert ?
Ce sont des idées noires, des pleurs, une tristesse latente, la souffrance insupportable en voyant d’autres bébés, la culpabilité, une déprime qui se tisse au fil des années… Le chamboulement intime est autant psychologique que physiologique.
On retrouve chez ces femmes les symptômes du deuil, mais d’un deuil qu’on n’arrive pas a exprimer car la société leur dit que ce n’est rien. Comment faire le deuil de quelque chose qui n’existe pas ? Elles somatisent car elles gardent tout en elles.
D’une part parce que dans « IVG », le V signifie « volontaire », donc elles ne comprennent pas pourquoi elles souffrent de quelque chose qu’elles ont voulu. D’autre part, parce que certaines ont peur d’être classées dans le camp des anti-IVG. Il y a aussi cette idée qu’on ne se plaint pas d’un droit obtenu de haute lutte…
Ne pas formuler une souffrance peut avoir des conséquences des années après. C’est le cas de Sylvie, qui a pourtant eu trois enfants par la suite. On pourrait se dire qu’elle est désormais heureuse, mais elle y repense malgré tout quarante ans après.
Ces femmes parviennent-elles à se reconstruire ?
Si elles se font accompagner, elles y parviennent. Certaines font comme au Japon où il existe des mémoriaux pour enfants non nés, et notamment avortés : elles posent une plaque en signe de
reconnaissance de cet enfant et leur deuil peut commencer. Elles disent qu’elles guérissent de la blessure de l’avortement, mais qu’elles ne l’oublient pas.
PROPOS RECUEILLIS PAR ÉLISABETH CAILLEMER, Journal du dimanche du 8 octobre 2023
Le deuil caché, lundi 9 octobre 2023 sur KTO
Le documentaire entier est à voir sur KTO :